Certains ont des difficultés à concilier la notion d'images d'hallucinations avec la sophistication technique et l'attrait esthétique de cet art : le grand art semble incompatible avec la confusion mentale induite par des états de conscience altérée. C'est du grand art, sans aucun doute ; sur ce point, aucun débat. Valérie Feruglio, elle-même artiste graphiste, est sans doute celle qui, dans l'équipe française, apprécie le mieux ce fait , en partie parce que son travail de relevé lui permet de reconnaître les complexités et subtilités du processus d'élaboration des artistes. Ainsi qu'elle l'explique "Ce que j'aime le mieux dans mon travail dans la grotte, c'est lorsque je ne suis pas loin de rencontrer les artistes ; lorsque je peux les percevoir à travers un trait ; quand je peux percevoir le mouvement de leurs outils ou leurs astuces pour obtenir un meilleur rendu artistique". Lors de nos discussions, elle a comparé son image préférée dans la grotte, un petit rhinocéros, à un dessin original de Léonard de Vinci qu'elle avait vu peu de temps avant. "C'est la même émotion artistique qui provient de la perfection de certains traits, et du jeu entre les traits appuyés et les traits légers". Et, insista-t-elle, corriger une erreur lorsque l'on peint une grotte est difficile, ce qui démontre encore plus l'habileté des artistes préhistoriques.
Valérie, en fait, ne voit pas de contradiction dans la notion d'artistes-chamanes, et est séduite par l'interprétation chamanique car elle la trouve plus humaniste que les stériles compilations statistiques qu'elle a remplacées chez les archéologues français pour l'interprétation de l'art. Mais cette interprétation dérange les critiques. Ce fait me rappelle toujours un ami avoué, fan des Grateful Dead, qui collectionne les reliques du rock and roll. Il s'intéresse spécialement aux affiches psychédéliques imprimées à Haight-Ashbury pendant les années soixante qu'il négocie cher dans les ventes aux enchères sur eBay. Même si je ne pense pas que ces affiches soient du grand art en comparaison avec les peintures de Chauvet (il ne serait peut-être pas d'accord), il est évident qu'elles témoignent d'une sophistication technique et d'une composition habile avec un attrait esthétique marqué. Et elles sont indéniablement inspirées par des expériences hallucinatoires, comme peuvent l'être les peintures d'autres artistes qui sont reconnus comme des grands (Vincent Van Gogh vient en premier à l'esprit). Même l'artiste anglo-californien David Hockney est bien connu des neuropsychologues en tant que synesthésiste - celui qui fait l'expérience de la synesthésie spontanée ou confusion des sens - caractéristique de nombreuses expériences de transe - et pour sa capacité à exploiter sa synesthésie plus loin dans son processus créatif. La transe chamanique en tant qu'origine des peintures de Chauvet est juste un argument pour l'inspiration artistique et la croyance mais pas pour l'habileté artistique.
De surcroît, il y a un rapport fortement négligé entre la transe chamanique et la théorie de l'art contemporain, jusqu'à l'art moderne lui-même, chez l'artiste russe Wassily Kandinsky, figure fondamentale de l'abstraction. Kandinsky est bien connu pour ses peintures, bien sûr, mais aussi pour son engagement dans le Bauhaus dans les années 20, et pour ses écrits sur la théorie de l'art (tout particulièrement Du Spirituel dans l'Art, publié en 1911). Il y mit en évidence le besoin des artistes de rechercher leur inspiration à l'intérieur d'eux-mêmes plutôt que de se tourner vers des modèles extérieurs, comme la nature, et cela marqua un changement dans sa pratique artistique avec une imagerie abstraite de plus en plus importante : un art sans sujet à l'exception des traits, des couleurs et de leurs relations. Kandinsky, comme Hockney, était aussi d'évidence un synesthésiste, avec des couleurs produisant des émotions particulièrement intenses. Il souffrait de migraines et, adolescent, publia un article sur l'imagerie mentale et les perceptions visuelles que génère communément ce mal.
Kandinsky a également séjourné en Sibérie avec des ethnographes russes qui travaillaient avec des chamanes, avant d'écrire Du Spirituel dans l'Art, et l'intérêt des chamanes centré sur les visions intérieures a d'évidence inspiré sa réflexion. L'influence de Kandinsky sur le développement de l'art abstrait contemporain est largement redevable à la redécouverte du type d'inspiration artistique dont les chamanes de Chauvet avaient fait l'expérience il y a plus de 30.000 ans.